mercredi 30 novembre 2011

Fait-divers

La baie de Mtsamboro, depuis la terrasse du Coco Lodge

C’était avant la suspension de la grève, en ces temps troublés où il était souvent impossible de circuler.

J’étais sur la plage de Tanaraki.

La veille au soir, un dimanche, J’avais dormi au Coco Lodge à Mtsamboro. Je voulais être dans le nord le lendemain matin, avant les barrages, pour pouvoir visiter une stagiaire dans sa classe.

J’avais pu le faire. J’avais vu la stagiaire et ses élèves, et j’en étais bien content. Je savais que le retour serait une autre affaire. J’avais prévu de la lecture et j’avais emporté un gaboussi pour le cas très probable où je me serais trouvé coincé par un barrage. Dans cette même éventualité, je n’avais pas emporté mon ordinateur portable, préférant rédiger mon rapport à l’ancienne plutôt que voir la précieuse machine disparaître au pas de course entre deux cocotiers. Sage précaution dont je me félicite encore comme on le verra bientôt.

Vue sur Sada et le Choungui depuis la plage de Tanaraki

Je suis donc sur cette plage, sous le grand badamier, à attendre la levée du barrage de Soulou qui ne devrait pas intervenir avant la nuit. Très peu de monde sur la plage. À 13 H, je constate que je suis seul. Les plages désertes, en métropole cela fait rêver. Ici, surtout en ce moment de surexcitation générale, cela peut vite tourner au cauchemar. Il vaut donc mieux éviter. Je prends mon téléphone pour appeler un ami qui habite tout près. Est-ce qu’il veut descendre jouer un peu de musique avec moi ? Est-ce que je monte chez lui ? Nous n’avons pas le temps d’en décider. Sans que j’aie rien entendu, et encore moins vu, quelqu’un dans mon dos m’arrache le téléphone dans lequel je suis en train de parler. Je me dresse d’un bond et poursuis le voleur que je couvre d’imprécations. Je vois bien qu’il court plus vite que moi. De toute façon, je n’ai pas fait dix mètres que deux gaillards sortent des buissons et me barrent le chemin en brandissant d’un air menaçant leurs coupe-coupe.

Il n’est plus question de courir, en tout cas plus dans le même sens ! Le plus proche qui doit être à environ cinq mètres me demande : « Où est l’argent ? » Il semble un peu hésitant. Je lui réponds avec l’air le plus farouche et le plus ferme dont je dispose qu’il n’y a pas d’argent. Ils n’insistent pas et disparaissent dans la brousse.

Je retourne vers les quelques affaires que j’ai laissées sur le sable et je constate qu’en plus de mon téléphone, ils ont réussi à me dérober mon pantalon. Heureusement, il n’y avait rien dans les poches. J’avais mis les clés de la voiture et mon portefeuille dans le sac qui ne paye pas de mine d’où dépasse mon gaboussi. J’attrape d’ailleurs ce gaboussi par le manche pour m’en servir de massue au cas où les voleurs reviendraient après avoir constaté la vacuité des poches de mon pantalon. À ce moment là, franchement je suis très inquiet.

J’avais vu plus tôt dans la matinée que, plus loin sur la plage, quelques mahorais préparaient un voulé. Je vais voir s’ils sont toujours là. Je les trouve et leur dit ce qui vient de se passer. Ils veulent absolument se lancer à la poursuite des voleurs. C’est sans espoir mais enfin, bon, je ne suis plus tout seul et nous prenons ma voiture pour faire deux aller-retour sur la route où, bien sûr nous ne voyons personne. Du coup, ils m’offrent un peu de poisson grillé avec du manioc. Cela tombe très bien car j’avais quitté le Coco Lodge avant le petit-déjeuner et n’avais mangé depuis la veille que quelques biscottes que m’avait données au petit matin une ancienne maman d’élève rencontrée par hasard dans le village de Mtsamboro où je cherchais en vain une boutique ouverte avant d’aller travailler.

Peu après, l’ami à qui j’avais donné mon dernier coup de téléphone, avec ce téléphone là, arrive sur la plage. Il n’avait pas compris pourquoi je ne parlais plus dans l’appareil. Je lui raconte mon histoire. Il me dit « attends-moi là » et s’enfonce dans les broussailles. Il revient peu après avec mon pantalon. Mon pantalon, mais sans la ceinture. Une belle ceinture en cuir que ces misérables avaient dû trouver monnayable.

« Misérables », c’est vraiment le mot qui m’est venu à l’esprit. Comme chez Hugo. Ce n’étaient pas de jeunes voyous arrogants et clinquants comme on peut en rencontrer en ville. Du peu que j’en ai vu, c’étaient plutôt des miséreux entre deux âges et entre deux îles qui devaient survivre en chapardant dans la campagne. Là, ils avaient vu un téléphone dans les mains d’un mzoungou qui leur tournait le dos, seul sur la plage. L’occasion semblait favorable. Ils avaient tenté le coup. Un misérable coup pour de pauvres hères. Ceci dit, si j’avais couru trois mètres de plus, je ne pense pas que ces pauvres hères auraient hésité une seconde avant de m’arrêter d’un vigoureux coup de machette. J’imagine qu’on n’estime le prix de la vie des autres qu’au prix de la sienne.

D’autres amis sont arrivés ensuite, des musiciens qui avaient prévu de répéter sur la plage. Mon histoire a jeté un froid, mais enfin, j’avais récupéré mon pantalon et j’aurais l’air moins cloche le soir devant le barrage de Soulou. Nous avons donc passé l’après-midi à jouer de la musique.

vendredi 25 novembre 2011

Ô temps ! suspends ton vol




Surréaliste ou magnégné ?

Après 44 jours d’un conflit historique, multiforme et chaotique, le mercredi 9 novembre, l’intersyndicale a annoncé qu’elle suspendait la grève et acceptait de signer le protocole de sortie de crise concocté par Denis Robin, le médiateur envoyé par le gouvernement.

Coup de théâtre, le lendemain matin, il n’y avait qu’un seul syndicaliste présent sur Petite Terre pour signer ce fameux protocole, ces collègues avaient oublié de le prévenir qu’en fait, ils ne viendraient pas signer. Ils avaient eu d’autres idées au cours de la nuit et comptaient faire un tour de l’île pour expliquer leur refus de signer et prendre la température des villages. Pendant ces consultations, la grève resterait suspendue.

Denis Robin qui ne devait pas être content qu’on lui ait posé un tel lapin déclarait le matin même à la façon de Ponce Pilate : «Ma mission est achevée et je quitte Mayotte aujourd’hui ».

À l’issue d’un premier tour de l’île, Boinali Saïd Toumbou, leader de l’intersyndicale déclarait quant à lui dans une conférence de presse : «Nous demandons un nouveau modèle d’organisation de la société ». Pour élaborer ce nouveau modèle, il appelait à l’aide des historiens, des sociologues et des économistes.

Depuis, nous en sommes là. La grève est suspendue, comme une épée de Damoclès. Le protocole, avec ses prix négociés, n’est pas appliqué, faute de signature. La vie est toujours aussi chère mais les voitures ne sont provisoirement plus caillassées.


vendredi 4 novembre 2011

Demi-tour

En ce moment, les gendarmes semblent avoir pour consigne de rester discrets


Encore une fois, ce matin j’ai dû rebrousser chemin à un barrage à la sortie de Vahibé en allant vers Combani. Pas moyen d’aller travailler. Ce n’était pas un gros barrage pourtant mais il était tenu par une poignée de jeunes qui n’avaient rien d’autre à faire qu’à provoquer les automobilistes et derrière eux la Terre entière. Trois adultes mahorais, un peu décidés, leur auraient fait entendre raison ou les auraient mis en fuite sans difficulté. Mais personne ne bougeait. Des dizaines de voitures coincées qui commençaient à faire demi-tour. Moi, en tant que mzoungou, si je m’en mêle, je risque de déclencher une émeute. Alors ciao, je rentre à la maison. J’aurais fait ce qu’il était possible de faire dans ce contexte de crise. Pour éviter l’escalade, les gendarmes eux-mêmes interviennent le moins possible sur les barrages.

En fait, les seuls qui peuvent calmer les jeunes Mahorais, ce sont les vieux Mahorais. À Passamainty, les vieux ont dit aux jeunes d’arrêter de créer des troubles dans le village. Un jeune qui refusait de les écouter, s’est pris une correction à l’ancienne et le village est redevenu de droit commun.

Voilà, pour moi, ce sera tout pour aujourd’hui. J’ai plusieurs fers au feu côté musique dont un gros article à terminer pour la fin de la semaine prochaine et des vidéos musicales, tournées à Moroni, et que je dois traiter et mettre en ligne à la demande d’un de mes plus fidèles lecteurs.

Pour en savoir plus sur mon état d’esprit quand je prends la voiture pour tenter d’aller travailler, vous pouvez consulter cet article de Malango paru ce matin.

jeudi 3 novembre 2011

Trente-huitième jour

"File d'attente" à la station de Kawéni


Trente-huitième jour du conflit qui s’enlise. Il me semble acquis maintenant que la grande majorité des habitants de Mayotte est lasse de cet enlisement. Les mzoungous, bien sûr, dont beaucoup se sentent en danger, mais les Mahorais également dont la vie quotidienne est compliquée du fait des barrages. Tous les Mahorais avec qui j’en parle sont fatigués de cette longue désorganisation de leur quotidien.

Les caillassages et de graves exactions ternissent sérieusement l’image du mouvement, ainsi que l’image de Mayotte et des Mahorais, ce qu’illustre bien le fait qu’en ce moment, les avions arrivent plutôt vides et repartent plutôt pleins.

Cependant, même si tout le monde est las, tous les Mahorais savent qu’il s’agit d’une lutte pour la justice et la dignité. Elle est peut-être menée à la va-comme-je-te-pousse, elle est certainement accompagnée de dérapages inacceptables et incompatibles avec la dignité revendiquée, elle sert également de prétexte ou de déclencheur à des actes de banditisme comme par exemple l’attaque par des voyous cagoulés d’un supermarché à la Réunion « pour soutenir la lutte des frères de Mayotte ». Quand on sait que ces Robin des bois modernes volent principalement de l’alcool, on peut légitimement douter de l’efficacité d’un tel soutien.

À propos de Robin des bois, on nous en a envoyé un de métropole. C’est du moins ainsi qu’il a été surnommé avant même d’arriver. Il s’agit de Denis Robin, un ancien préfet de Mayotte et actuel conseiller du Premier ministre. On le dit compétent et on lui prête du charisme. Il en aura bien besoin car il vient en médiateur quand c’est un justicier qui est réclamé. Quelqu’un qui soit capable de faire entendre au gouvernement qu’il n’y a aucune raison que les Mahorais soient traités autrement que les autres Français. Le problème va en effet bien au-delà du prix de la viande. Quand ce dernier point sera réglé, rien n’aura encore été fait concernant le fond de la question. Et nous vivrons toujours sur une poudrière.

On dit à Paris que c’est la crise, qu’il n’y a pas d’argent, que ci, que mi et que bref, c’est normal que les Mahorais attendent encore vingt ans pour être traités comme les autres.

Je ne suis pas d’accord. C’est vrai que je ne suis pas très fort en politique ni en économie, mais je connais un peu les êtres humains et leur susceptibilité ombrageuse. Quand une république une et indivisible porte dans sa devise les mots « égalité » et « fraternité », elle se doit de traiter également tous ses ressortissants. Si elle s’égare à laisser croire qu’elle pourrait penser que le RSA à 25 %, entre autres, c’est assez bon pour ces Français lointains, elle ne peut que se heurter, un jour ou l’autre, à un sursaut de dignité, vraisemblablement accompagné de colère dont on sait qu’elle est fort mauvaise conseillère.

mercredi 26 octobre 2011

Caillassages

Le mouvement de protestation polymorphe et chaotique continue. Aujourd’hui peu de manifestants à Mamoudzou mais beaucoup de barrages partout dans l’île. J’ai pu me rendre sur mon lieu de travail qui n’est pas très loin, mais je n’ai pas fait cours faute d’étudiants. Notre directrice a sagement renvoyé les quatre ou cinq qui étaient là. De toute façon, les professeurs étaient coincés par les barrages.

Avec les jours qui passent, le climat se détériore. Un médiateur a été nommé pour faire avancer en priorité le dossier du prix de la viande tandis que grande distribution et syndicalistes se rejoignent sur le terrain glissant de la mauvaise foi obstinée. Un exemple chez les distributeurs : après force manifestations un accord avait été trouvé pour vendre les mabawa (ailes de poulets) à 19,95€ le paquet de 10 Kg. Depuis cette décision, les paquets de 10 Kg ont été retirés des rayons où l’on ne trouve plus que des paquets de 5 Kg à 14,90 €. Un exemple chez les syndicalistes maintenant, pour faire bonne mesure : Après un mois de blocage et de chiffre d’affaire nul, certaines entreprises commencent à licencier, mais c’est sans rapport avec la grève, "c’est parce que ces entreprises sont mal gérées et que leurs dirigeants n’ont pas su anticiper."

Des faits-divers sordides sont venus accentuer la méfiance qui s’installe entre les communautés. Les propos et actes à caractère raciste à l’encontre des mzoungous sont signalés ici ou là, si bien que beaucoup s’inquiètent. Certains parlent de partir, d’autres sont déjà partis et d’autres encore s’organisent en milice d’auto-défense, ce qui s’explique par le fait que très récemment, la gendarmerie a mis deux jours, du fait des barrages, pour venir constater une agression qui relève de la cour d’assise.

C’est un vent de folie, contagieux comme tous les vents de folie, qui souffle sur Mayotte. Les esprits sont échauffés. Or un esprit échauffé, ce n’est pas très malin et cela perd très vite la raison. Ainsi des amis que j’avais vus lors de la « marche blanche », des jeunes gens à mille lieues du modèle néo-colonialiste, ont frôlé un grave accident de la route en se faisant caillasser par des jeunes écervelés embusqués dans des fourrés surplombant la nationale et qui guettaient le mzoungou. Plus bête encore, ou plus criminel, la nuit dernière, une ambulance transportant une femme enceinte a été attaquée. Vitre latérale brisée sous les pierres et chauffeur blessé à la jambe. Plus bête encore, vous croyez que c’est possible ? Une centaine de jeunes d’Iloni et de Dembéni, sans doute plus, se sont affrontés à coups de pierres pendant toute une soirée. Rien à voir avec le prix des mabawa ni un quelconque racisme anti-mzoungou, juste la bêtise à l’état pur, celle qui précisément est à la base de tous les racismes, celle qui fait voir dans ceux du pâté de maisons d’à côté, les ennemis héréditaires qui ont toujours cherché à nous nuire. C’était juste un épisode d'une vieille guerre de quartiers réveillée par la folie ambiante.

Un vent de folie qui appelle donc chacun à la prudence. Ce n’est pas encore la guerre civile et loin s'en faut, mais comme je l’ai dit, les esprits sont échauffés. Il convient donc d’être prudent dans ses déplacements, prudent dans ses paroles qu’un excité pourrait mal interpréter et prudent surtout dans ses pensées afin que la folie ambiante ne s’y installe pas. En matière de folie collective, personne n’est à l’abri de la contagion.

D’autant que j’apprends que Madame Penchard qui a fait tant de dégâts avec son allocution si mal venue doit prochainement s’entretenir de la situation à Mayotte avec Messieurs Fillon et Guéant. Je n’ose pas imaginer la réaction des Mahorais si Monsieur Guéant mettait maladroitement les pieds dans le plat, comme il l’a fait dernièrement en stigmatisant les Comoriens de Marseille, dont beaucoup sont des Mahorais.

samedi 22 octobre 2011

Entre Charybde et Scylla

Grande marche à la mémoire d'Ali Anzizi (Photo Angélique)

Suite au décès d’Ali Anzizi, le préfet est intervenu mercredi soir, très ému, à la télévision. En sortant des studios de Mayotte Première, en Petite-Terre, il a été hué par la foule qui en est vite venue à lui lancer des pierres. Il a été immédiatement protégé par les forces de l’ordre dont l’intervention a déclenché la pire nuit d’insurrection que nous ayons connu. Plusieurs magasins ont été pillés et saccagés, dont le Sodicash de Petite-Terre qui a entièrement brûlé. Si bien qu’à l’heure actuelle, 40% de ce qu’on appelle des grandes surfaces, qui sont en fait le plus souvent des superettes, ont été pillées depuis le début du conflit. La gendarmerie de Petite-Terre a été elle-même attaquée.

Le lendemain, jeudi 20, c’était la grande « marche blanche » à la mémoire d’Ali Anzizi. Une marche blanche à Mayotte, ce n’est pas comme une marche silencieuse en métropole, heureusement, c’est moins lugubre. Les gens parlent. Ils disent leur indignation, ils disent leurs craintes et leurs doutes. Ils ne croient pas une seconde que les résultats de l’autopsie, attendus pour le soir, seront honnêtes. Ils parlent de la vie quotidienne devenue très compliquée et évacuent ainsi une partie de la tension qui s’est emparée des esprits. Une marche sans heurts donc, d’environ cinq mille personnes.

Recueillement sur l'ancienne place du marché à l'endroit où est tombé Anzizi (Photo Angélique)

Mais derrière la marche, des jeunes jettent de hâtifs barrages en travers de la rue. Barrages hâtifs car personne ne les tient. Sitôt dressés, sitôt abandonnés. En retournant vers ma voiture, prudemment garée assez loin. Je découvre en travers de la rue principale de Mtsapéré un 4X4 renversé sur le côté. Ce n’est pas une épave traînée au milieu de la chaussée, comme on le voit souvent, mais une bonne grosse voiture pour travailler dans les champs, sans doute l’outil de travail et la fierté d’un cultivateur mahorais.

C’est cela la jaquerie, dont je parlais dans le premier article de cette série, c’est une manifestation spectaculaire d’émotions et de sentiments violents. Ce n’est pas rationnel. C’est un grand diable fâché qui a quelque chose à dire et qui le dit bruyamment dans la langue furieuse et pleine de démesure des diables.

Vestige de barrage dans le sud

Hier soir, le procureur a rendu public le rapport du médecin légiste. La mort a été causée par un embrochement du cœur par des côtes brisées au cours d’un massage cardiaque. Personne n’y croit, mais personne n’y croyait d’avance, et l’avocat de la famille demande une contre-expertise. De toute façon, cela n’explique pas pourquoi le monsieur a eu besoin d’un massage cardiaque.

Contre toute attente, la nuit a été calme et la journée semble l’être également. Aujourd’hui, vendredi 21, les magasins sont à nouveau fermés. Avec un ami, nous sommes allés rendre visite à d’autres amis dans le sud. Nous avons trouvé de nombreux vestiges de barrages sur la route. On peut passer en se faufilant.

Vestige de barrage dans le sud

L’impression que j’ai, après vingt-cinq jours de conflit, c’est que personne ne sait où l’on va. Aucune date de négociation n’est prévue. Le collectif unitaire se lézarde. Les gens sont fatigués. Ils veulent un retour au calme. Mais ils ne veulent pas que l’île ait été plongée dans un tel chaos pour rien. Même si beaucoup condamnent les formes extrêmes que prend la colère, tous trouvent cette colère légitime. S’il n’est pas apporté une réponse juste à cette crise, elle peut donner lieu à de nouvelles explosions violentes. Elle peut tout aussi bien sembler s’éteindre, minée par la disette dont on voit les premiers effets, mais il en restera alors, couvant sous les cendres, un profond ressentiment dont personne n’a rien à gagner.

mercredi 19 octobre 2011

Chaos

Dimanche 16 octobre, rond point de la barge, mannequin à l'effigie du préfet

Le Shopi dont je parlais la dernière fois a été pillé aujourd’hui. Même chose pour la SNIE de Combani où, d’après Mayotte Première, les manifestants auraient mis les gendarmes en fuite. À Malamani, dans le sud, le Sodicash qui était fermé, a été attaqué par une vingtaine de jeunes cagoulés qui ont défoncé la porte et se sont emparé de l’argent qu’ils ont trouvé sur place ainsi que des cartons de bière.

Toutes ces actions violentes qui assombrissent l’image du mouvement de protestation contre la vie chère sont éclipsées par l’information qui est tombée en début d’après-midi faisant état du décès d’un manifestant transporté à l’hôpital de Mamoudzou suite à un arrêt cardiaque. On parle de gaz lacrymogène ou de flashball. Le communiqué de la préfecture, lui, signale un malaise cardiaque et ne relève « aucune trace d'impact de grenade lacrymogène ou de flashball ». C’est peut-être vrai, mais personne n’y croira. Les manifestantes pacifiques et joyeuses de la semaine dernière chantaient déjà : « Monsieur le Préfet et la SODIFRAM sont venus avec les CRS pour nous tuer.»

Les êtres humains sont pétris de symboles, bien plus que de raison et le symbole qui est en train de prendre corps en ce moment c’est celui du martyr. C’est dans l’air, dans ce vent de folie qui s’est emparé de l’île. Tout le monde le sait. Ce n’est pas innocemment que Malango titre : « Mayotte-manifestation : premier décès. » On a vu l’ombre de ce futur premier décès poindre sur le parvis du Comité du tourisme lors de l’allocution de Madame Penchard, ministre de l’outre-mer. Cette ombre a flotté sur Mamoudzou pendant tout le weekend. Les barrages qui avaient disparu ont commencé à ressurgir un peu partout. De petits barrages ici ou là, quelques pierres, une poubelle… Puis en début de semaine, de gros barrages tenus par des militants.

FO a signé un accord de sortie de grève, mais pas les autres syndicats. Le mouvement unitaire bat de l’aile et la rue est partagée entre la faim (trois semaines de magasins fermés) et la lutte pour la dignité, avec son cortège de symboles mortifères. Le Préfet a ordonné l’ouverture des magasins sous protection policière. Cela a déclenché une double ruée des acheteurs et des manifestants voulant fermer les magasins ou piller les clients qui ressortaient. Des vivres ont ainsi été jetées par-dessus le bastingage de la barge d’ordinaire si paisible.

Madame la ministre a été interpelée aujourd’hui à l’Assemblée au sujet de la situation à Mayotte. Elle a répondu qu’elle s’est elle-même rendue à Mayotte et que si et que mi… Il faut rectifier et dire que pour bien des Mahorais, Madame la ministre, qui était attendue avec beaucoup d’espoir, ne s’est pas rendue à Mayotte, elle a tout au plus passé une journée dans la résidence du Préfet en Petite-Terre, ancien centre de l’administration coloniale, d'où elle n’a pas écouté les Mahorais et que même de là-bas, elle est repartie sous les huées.

Ce matin, en allant travailler je suis tombé sur un barrage en cours de construction. Entraîné par l’audace du conducteur qui me précédait, j’ai pu passer en mordant sur le bas-côté tandis qu’un grand échalas lançait dans ma direction un gros pneu. La voiture suivante a dû s’arrêter. Demain, pas de travail, si la route est libre, j’essaierai d’aller à la marche silencieuse à la mémoire d’Ali Anzizi, le manifestant décédé.

samedi 15 octobre 2011

L'allocution

Longue attente, face à la Petite-Terre


Mayotte a passé la journée à attendre (vendredi 14). La ministre a vu les uns et les autres, en Petite-Terre. Mayotte attendait, juste en face, en Grande-Terre, devant le Comité du tourisme.

En fin d’après-midi, j’ai vu deux fois la barge s’approcher de la jetée, hésiter, faire demi-tour et repartir vers la Petite-Terre avec ses passagers car le débarcadère était plein d’une foule qui brûlait d’aller voir ce qui se passait en Petite-Terre et où en étaient les négociations. Une foule bien trop nombreuse, bien trop houleuse pour la barge.

Les organisateurs demandaient au micro à ce qu’on laissât accoster la barge, mais les gens voulaient savoir et voulait aussi sans doute que cela se sache.

Tout le monde attendait 19 H et l’allocution de la ministre. Quand je suis arrivé sur le parvis, il y avait une danse religieuse. Un vieux bakoko qui avait remarqué que je commençais à me balancer sur la musique m’a attiré dans la danse et je me suis retrouvé les paumes des mains tournées vers le ciel et un sourire illuminé sur le visage. Je ne suis pas très regardant en matière de religion, je m’adapte facilement pourvu qu’on me tolère.

Plus tard, il y eut du m’godro diffusé sur la sono. Là aussi j’ai dansé, mais comme tout le monde, je dansais pour attendre dans la bonne humeur plutôt que dans la lourdeur palpable qui pesait sur la ville.

À 19 H il y eut l’allocution. Problèmes de sono. Les gens écoutent alors la radio sur leurs téléphones ou sur un autoradio qu’un conducteur prévenant rend audible en laissant grandes ouvertes les portes de sa voiture autour de laquelle s’agglutine un groupe attentif. Tout le monde est silencieux, grave même. Il est vite clair pour tous que la ministre n’a pas compris ce qui se passe à Mayotte. On lui réclame de la justice et elle donne des leçons et fait la charité.

J’admire la très grande retenue des Mahorais. Là où un métropolitain aurait été très explicite sur l’usage qu’elle pouvait faire des bons d’achat qu’elle proposait aux familles nécessiteuses à condition que celles-ci remplissent certaines conditions, comme s’il n’y avait pas assez de paperasserie, les Mahorais, eux, se contentent de dire dignement : « À Mayotte on est pauvre, mais on n’est pas des mendiants. »

Pour l’instant, l’île est sous le choc de cette non-compréhension. Les organisateurs, sur place et à la radio appellent les Mahorais à garder leur calme et à rentrer rapidement chez eux pour éviter des manifestations de colère. Rendez-vous est pris pour une assemblée générale demain matin devant le Comité du tourisme. Arrivé chez moi j’apprends à la radio que Shopi, un petit supermarché du centre-ville vient de subir une attaque qui a déclenché une intervention des forces de l’ordre.


vendredi 14 octobre 2011

Mayotte, jour J


Mamoudzou, 13 octobre 2011


Ce jeudi 13 octobre était attendu comme le jour « J ». Un grand jour de négociation faisant suite au retour d’une délégation de représentants du collectif contre la vie chère qui était allé à la Réunion pour s’informer des prix pratiqués là-bas. Comme s’il n’ y avait pas d’associations de consommateurs à la Réunion capables d’envoyer un mail à leurs homologues de Mayotte.

Il paraît que cette idée aussi symbolique qu’onéreuse viendrait de la préfecture qui a payé les billets d’avion. C’est à vérifier.

Pour soutenir les négociateurs, les mahorais ont réussi à monter la plus grosse manifestation jamais vue dans l’île. Taxis gratuits pour acheminer les manifestants depuis tous les villages. Barge gratuite pour ne pas se priver des Petits-terriens. Et bien sûr, pas de barrages.

La manifestation, sans débordements, fut un tel succès que pour une fois les chiffres de la police et ceux des organisateurs divergent énormément. Jusqu’à présent tout le monde s’accordaient sur quelques centaines, un millier ou un peu plus, selon les jours et en suivant une progression constante. Pour la manifestation d’hier, c’est différent, la fourchette est entre 6000 pour la police et 20 000 pour les organisateurs. Le site de Malango fait la moyenne et table sur 13 000. Je ne sais pas quel était le nombre réel, mais je peux assurer, vidéo à l’appui que le chiffre de 6000 manifestants avancé par la police est ridiculement bas. Personne n’y croit et l’on s’étonne que certains services de l’État éprouvent le besoin de se discréditer davantage.

Cette manifestation fut donc un tel succès que Marie-Luce Penchard, ministre de l’outre-mer prenait l’avion le soir même. Elle doit rencontrer aujourd’hui, une à une, toutes les parties prenantes de ce vaste problème. Personne ne sait ce qu’il sortira de cette visite ministérielle. Ce que l’on sait, c’est que Mayotte Première va battre tous les records d’audience en diffusant ce soir l’allocution de Madame la ministre.

Voici deux vidéos de cette manifestation historique.


« Maulana Ali musada »

Un clic sur la photo pour voir la vidéo

La première vidéo montre un groupe de femmes chantant un appel au soutien de tous les Mahorais : « Maulana Ali musada ». Maulana Ali est un nom mahorais qui représente ici tous les anonymes que l’on appelle à l’aide. Musada, c’est le système d’entraide traditionnel. Ce refrain alterne avec des interventions de solistes qui peuvent se relayer. Sur cet extrait, une soliste lance : « Nezie Bwana Purefe, arshukidzia madjesh ». « Saluez pour nous Monsieur le Préfet, il nous a mis les forces de l’ordre sur le dos. » Notez la polyrythmie des battements de mains qui produit le rythme caractéristique des mbiwi.


Le marathon de Mamoudzou contre la vie chère

Un clic sur la photo pour voir la vidéo

La seconde vidéo montre la jonction de deux groupes de manifestants au carrefour de M’tsapéré. Un groupe arrive au pas de course en scandant des formules rythmiques tandis que l’autre l’acclame.

mercredi 12 octobre 2011

Printemps mahorais



Nous revendiquons nos droits de vivre décemment
Pas plus

En ce moment cela chauffe à Mayotte. Les syndicats et des associations de consommateurs ont lancé une grève générale contre la vie chère. Ce mouvement de protestation entre dans sa troisième semaine. Les manifestants, de quelques centaines à un millier, défilent tous les jours dans Mamoudzou en veillant à ce que tous les magasins soient fermés.

La grève dont tout le monde pâtit est largement soutenue par toute la population et par les élus. C’est en fait une grosse crise sociale qui couve depuis trente ans. Cette crise, chacun l’exprime avec les moyens dont il dispose. Les plus cultivés font des discours argumentés et chiffrés : « 2 % de la population détiennent 98 % des richesses de l’île ». Les moins cultivés, souvent de jeunes enfants, font des barrages sur les routes et caillassent ou rançonnent les automobilistes.

Il y a donc simultanément une lutte syndicale assez structurée et remarquablement bon enfant, j’admire le calme et l’humour des Mahorais en ces temps de tensions, et une jacquerie qui frôle parfois la guérilla ethnique. Comme le disait, en le déplorant, ce matin à la radio Raos, troisième vice-président du Conseil Général à qui j’emprunte l’adjectif ethnique : « (Si l’État n’écoute pas les revendications légitimes des Mahorais) ce sont les mzungu qui vont s’en prendre plein la gueule ». Je cite de mémoire, il a pu dire métropolitains à la place de mzungu, ce qui est parfaitement synonyme, mais le plein la gueule est resté clair et net dans ma mémoire de mzungu qui partage tout à fait une grande partie de son analyse.

Rond-point SFR

Il semble que les affrontements violents sporadiques ont été suscités ou en tout cas exacerbés par le comportement inadapté et perçu comme provocateur de ce qu’il est convenu d’appeler les « forces de l’ordre ».

Mayotte est le territoire français où la vie est la plus chère et où les salaires sont les plus bas. C’est aussi très certainement le département le moins développé pour ne pas dire le plus laissé à l’abandon. Cela fait plus de trente ans que cela dure, trente ans que les Mahorais ont voté pour intégrer la République française alors que les trois autres îles des Comores choisissaient l’indépendance. Trente ans que l’État français leur a fait miroiter le statut de département, trente ans qu’ils vivent dans un cadre juridique et social au rabais et on leur dit qu’il faudra attendre encore vingt ans pour que la situation se normalise, qu’ils toucheront, par exemple, l’an prochain le RSA à 25% de ce qu’il est en métropole alors qu’ici la vie est bien plus chère qu’en métropole et le chômage plus important. Bref, trente ans qu’on se fout de leur gueule, s’il faut dire les choses un peu crûment.

Si l'on pense que j'exagère, il suffit de venir à Mayotte constater l'état des infrastructures. En trente ans, on pouvait certainement faire beaucoup mieux.

Alors, si l’on n’est pas très cultivé et qu’on ne sait pas faire la différence entre l’État français et le mzungu qui passe dans sa voiture, on peut être tenté de lancer une pierre sur la voiture. Notez cependant que mon voisin mahorais s’est pris lui-même une pierre sur son bras tranquillement accoudé à la portière de sa voiture. Quand on n’est pas cultivé, qu’on est plutôt misérable et en colère, une voiture qui passe c’est déjà une provocation. La jacquerie, ce n'est rien d'autre que cela.

Apparemment, les tenants de l’insurrection caillasseuse écoutent depuis hier les appels au calme des syndicalistes et ont levé les barrages de façon à ce que le plus grand nombre puisse se rendre à la manifestation quotidienne. Dans ce cadre, les leaders syndicaux tentent de canaliser les énergies pour éviter les dérapages douteux. Ils s'en sortent plutôt bien. Même chose à la radio où les journalistes de Mayotte Première rappellent aux auditeurs enflammés les règles de la communication et du débat public tel que les fixe la Loi.

Côté manifestations, celle d’aujourd’hui s’est très bien passée, comme celle d’hier, les « forces de l’ordre » s’étant montrées très discrètes.

Voici deux petits extraits vidéo de la manifestation d’hier.

Rond-point de la barge

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Dans ce premier extrait, au rond-point de la barge, le chant est principalement vocalique quoiqu’il me semble qu’il y ait là des phrases dont je ne perçois pas le sens. Notez la richesse de l’accompagnement dans une très grande économie de moyens : battements de mains variés, glissements de pieds, cris modulés et clameurs produisent une hétérophonie pleine de vie qui témoigne de la résolution des manifestantes et des manifestants.

Parvis du Comité du tourisme

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Dans le second extrait, sur le parvis du Comité du tourisme, les manifestantes reprennent, en en modifiant les paroles, une ancienne chanson du groupe Jimawe de Sada (années 80). Voici ces paroles repiquées sur la vidéo avec l’aide d’un ami mahorais et transcrites comme j’ai pu. Si vous pouvez améliorer l’ensemble, n’hésitez pas à me le dire. Ces paroles sont suivies d’une traduction, sans doute améliorable, elle aussi.


Zama za miziga na bunduki

wamama kana mana.

Leo tanafu zija, ziketsia wa madwamana.

Muridza ziwade, rihondro, karina mana,

au runwa, au shizaya. Mamera mwa havi ?

Mamera mwa havi ?

Wahadi raka va nao, harimwa zi biro za vote.

Mamera mwa havi ?

Bwana Purefe na Sodiframu wadugana na maCRS

wakojo urula.

Bwana Zaïdani, wanlisha mavereni maCRS

wakojo urula.

Traduction :

Au temps des canons et des fusils

les mamans n’avaient pas d’importance.

Aujourd’hui que les bénéfices (de la lutte des mamans) sont arrivés,

les responsables sont assis dessus.

Vous nous avez mises au monde, handicapées, amaigries, sans importance, travaillant dans des condition difficiles.

Vous, les maires, où êtes-vous ?

Vous, les maires, où êtes-vous ?

On s’était donné rendez-vous dans les bureaux de vote.

Vous, les maires, où êtes-vous ?

Monsieur le Préfet et la SODIFRAM

sont venus avec les CRS pour nous tuer.

Monsieur Zaïdani, ne nous laisse pas sur les routes

avec les CRS pour nous tuer.


Notons à la décharge des maires qu'ils sont venus à la manifestation, dignement ceints de l'écharpe tricolore, et se sont fait molester par les gardes mobiles, apparemment sans raison. En tout cas c'est ainsi que je l'ai vu rapporté dans un journal télévisé, en Grande-Comore. Les Grands-Comoriens n'en croyaient pas leurs yeux.

Dernière note pour les lecteurs lointains : Monsieur Zaïdani, c'est le Président du Conseil Général.

mercredi 5 octobre 2011

Little Wing

Le Mont Choungui dans la brume

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Encore une fois bien du temps s’est écoulé depuis le dernier message. Nous sommes allés en métropole où j’ai promené deux gaboussi. Nous avons revu famille et amis, sans compter les musées et Internet qui me faisait rire comme un enfant tellement cela marchait bien. Puis retour à Mayotte qui attrape un coup de sang à cause du prix des mabawa (ailes de poulets) et bien d’autres choses plus ou moins dites qui ruminent dans l’ombre.

C’est notre dernière année ici. Je m’applique à terminer les chantiers que j’ai commencés. Notamment trois films sur la fabrication d’instruments de musique mahorais. Il m’est alors venu l’idée que rien ne valait un plan aérien pour situer le décor et que c’était rendre justice à ces instruments, aux hommes et à la terre qui les ont patiemment mûris que de les présenter d’une certaine hauteur, de les éclairer d’un rais de lumière traversant les nuées.

Je suis donc allé voir les Passagers du Vent à Pamandzi, en me levant fort tôt pour éviter d’éventuels barrages de manifestants, et pour être sûr de trouver une barge, et je me suis envolé sur une frêle machine pour filmer d’en haut cette île que j’ai tant parcourue.

C’est beau. Incontestablement beau. Bien plus beau que les images assez floues que j’en rapporte toutes nimbées d’une brume diffuse.

Mais au-delà de la beauté plastique, il y avait aussi le plaisir de pouvoir nommer chaque village, de survoler la maison d’Untel, la plage de Tanaraki où je joue du gaboussi avec Anibali, mon ancienne école de Mtsamboro, l’atelier de Colo Hassani sur les hauteurs de Chiconi et celui de Soundi au foyer des jeunes de Chirongui…

Et le plaisir de voler bien sûr. Un plaisir ambigu car Icare n’est jamais bien loin pour peu qu’on s’intéresse à la mythologie.


La pointe Sazilé

À peine revenu sur terre, j’ai pris des bribes de ces images pour en faire un petit bout de film. Pour la musique, il me fallait quelque chose de grand, de fragile et de pathétique comme le sont les destinées humaines. J’ai choisi cette version de Little Wing de Jimi Hendrix (grand, fragile et pathétique), interprétée par mon frère Pierre qui est un bon pilote d’ULM.

jeudi 14 juillet 2011

Le Battle

Le Clan des Zoulous

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J’étais en route pour le 5/5 où se produisait Maxime Perrin, un accordéoniste de jazz, pour un concert unique à Mayotte. C’est tellement rare, ici comme ailleurs, que je ne m’étais pas senti le droit de m’écrouler sur mon canapé et d’y végéter mollement en regardant pour la centième fois les Dream Girls.

C'était le 7 mai, c'est dire si ce post est en retard. Beaucoup de travail en fin d'année et beaucoup de paperasse pour une administration délirante.

Me voilà donc en route pour le 5/5. En passant devant la MJC de Mgombani, je vois du monde partout, comme un attroupement devant le plateau sportif. Ah non ! Ca me revient d’un coup. C’est le Battle Of The Year ! J’ai appris depuis qu’on dit un battle. Moi, j’aurais bêtement dit une battle, mais non non non, quand on s’y connaît en Hip Hop, avec deux H majuscules, sans trait d’union et la casquette de travers, on dit un battle.

J’avais vu dans Tunda qu’il allait y avoir bientôt un événement majeur en matière de culture urbaine. Eh bien apparemment c’est aujourd’hui et je suis déjà en retard pour l’accordéon.

Heureusement l’accordéon aussi est en retard et je commence à me dire qu’après le concert, j’irai quand même bien faire un tour à cette battle, car au moment des faits, je ne sais pas encore qu’on dit un battle. À mon avis, eux aussi, ils seront en retard.


Maxime Perrin

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L’accordéon, c’était super. J’en ai filmé plusieurs morceaux à montrer à mes élèves. Je pense que le vieux Léon de Brassens a dû être content d’entendre ça, depuis son firmament parce que vraiment, ça tricotait. Il est vrai que l’instrument s’y prête. Mais le type connaissait quand même bien son affaire. Un beau timbre de base complété par une ribambelle de pédales lui permettait de voyager dans l’espace et dans le temps, de l’Europe centrale au funk américain en passant par la Corse.

Le mieux c’est de l’écouter en cliquant sur la photo.

Mais le battle, il faudrait tout de même que j’aille voir ce que c’est, ne serait-ce que pour en parler également à mes élèves. Poussé donc par le devoir, mais tenaillé par un sentiment diffus de trahison, je m’éclipse discrètement. Pourvu que ce ne soit pas fini ! Après, il y aura un concert de rap, mais moi, c’est plutôt la danse qui m’intéresse.

J’arrive à Mgombani pendant les délibérations des demi-finales. Beaucoup de monde sur le plateau. Des jeunes surtout et presque exclusivement. Ca rigole, ça discute, ça s’interpelle et ça prend des photos pour immortaliser la soirée. Il y en a qui dansent. Je prends un bout de film : le Clan des Zoulous (ou Zulu Clan, cela semble encore indécis) de Kawéni et de Cavani.


Game over

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Et puis c’est les demi-finales, et puis la finale qui oppose Lil style à Game over. J’arrive à me glisser pas trop loin de la scène avec ma caméra et là, le spectacle est incroyable. D’abord la musique est bien moins nase que ce que je craignais. C’est un funk souvent très honorable et le son est correctement réglé. Je n’aurai pas les tympans déchirés. Mais surtout, les danseurs sont terribles. Pas de filles malheureusement, je ne sais pas s’il y en a eu avant, mais à partir des demi-finales, il n’y avait que quatre équipes de garçons.

Il y a donc sur scène deux équipes qui s’affrontent en dansant. Il y en a une qui vient provoquer l’autre, puis l’autre répond. Cela commence souvent par les plus jeunes de la bande, des petits gamins d’une dizaine d’années, puis tout le monde s’y met. Il y a des effets de groupe, avec des portés et toutes sortes d’acrobaties Et puis il y a des solos qui commencent souvent debout et finissent au sol en tournoiements de toupies qui bondissent et rebondissent. Beaucoup de figures en appui sur les mains. Une maîtrise époustouflante de l’équilibre et de la dynamique. Vraiment un beau spectacle.

Lil style

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Au bout du compte, c’est Lil style qui a gagné, un groupe de Barakani et de Kahani. Le 9 juillet, ils seront dans les arènes de Nîmes pour la finale nationale, si Dieu veut, bien entendu. Un point pour eux, c’est qu’en juillet à Nîmes, il fait chaud, mais pas autant qu’à Mayotte la plupart du temps, si bien que cette petite sensation de fraicheur devrait les booster.

mercredi 27 avril 2011

Les jumeaux divins





Kolosan taillant une cheville de gaboussi


Je revenais de chez Kolosan à Chiconi où j’avais passé la matinée à le regarder terminer un gaboussi. À la sortie de Kahani, une jeune femme me fait signe. Elle va à Mamoudzou. Je peux l’avancer jusqu’à Tsoundzou. Elle monte...

Quelques virages... des bambous... encore des virages... je lui demande si elle connaît Kolosan ? Elle me demande s’il est de Kahani.

Les réseaux de connaissances des Mahorais sont structurés par l’appartenance à tel ou tel village. Il y a le village de la mère et le village du père. On y a des statuts très différents. Et puis il y a les villages où rien ne nous lie et dont, le plus souvent, on ignore tout. Sophie Blanchy décrit très bien cela dans La vie quotidienne à Mayotte.

Donc, elle ne connaît pas Kolosan. Et qui elle connaît, alors, comme musiciens mahorais ? Le premier qui lui vient à l’esprit, immédiatement, c’est Lathéral puis M’toro Chamou et puis toute une ribambelle : Mikidache, Bob Dahilou, Zaïnoun, Babadi… Bo Houss, bien sûr, et d’autres encore dont je ne me souviens plus maintenant. Soundi ne lui dit pas grand chose, mais quand je lui chante « Karamane wala karashindrane, kwaheri, wami nisendra dzangwe », cela éveille en elle un écho lointain.

L’établissement de ce catalogue des musiciens mahorais, associés à leur village d’origine, nous a tenus d’humeur joyeuse jusqu’à Tsararano où je lui dis : « Ici, à Tsararano, il y a Saandati ». Elle acquiesce et me dit : « Et il y a aussi les deux vieux, c’est des jumeaux. Ils sont très vieux. Il y en a un qui est aveugle le jour mais il voit la nuit et l’autre est aveugle la nuit mais il voit le jour. Je ne sais plus comment ils s’appellent. »

J’en reste sans voix. Une longue fréquentation de l’œuvre de Jung a développé en moi un profond respect pour les mythes. Ils viennent de si loin et nous parlent de mondes si souterrains, alors entendre comme ça, entre deux grincements d’amortisseurs, un mythe en train de naître, c’est très impressionnant.

Elle cherche le nom de ces Castor et Pollux de la musique mahoraise « Ah ! Mais comment ils s’appellent ? »

Je lui propose « Langa ? » Elle s’écrie « C’est ça, c’est les Langa ! »

Je ne sais pas si ce mythe est appelé à se développer dans l’imaginaire mahorais, si les Langa serviront un jour à nommer un système double de pulsars en opposition de phase au cœur d’une galaxie lointaine, mais il m’a plongé depuis ce matin dans une profonde rêverie. Preuve de son efficacité en tant que mythe, au moins sur les esprits faibles et enclins à la rêverie.

Langa et bokela par Marcel

Un clic sur la photo pour en savoir plus

Pour ceux qui ne connaissent pas Langa, un mythe vivant, un clic sur le portrait du bonhomme peint par Marcel semble indispensable. Vous atterrirez sur le blog de Marcel que je vous recommande vivement.

Castor ou Pollux ?

Pour ceux qui ne connaissent que vaguement Castor et Pollux, voici leur histoire en deux mots. Léda, la plus belle des femmes de toute la Grèce, épouse de Tyndare, roi de Sparte, se baignait à la rivière quand elle vit un cygne poursuivi par un aigle. Elle sauva le cygne des serres du rapace. Pour la remercier, le bel oiseau blanc se fit particulièrement tendre, si bien qu’à quelque temps de là, Léda pondit deux œufs. Il est vrai que l’oiseau n’était autre que Zeus qui n’en était pas à son premier tour pendable. Le premier œuf contenait Clytemnestre et Castor, enfants de Tyndare. Du second sortirent Hélène et Pollux, tous deux enfants de Zeus. Cette Hélène, plus belle encore que sa mère, c’est celle de la guerre de Troie.

Les Dioscures (Castor et Pollux) par Jean Cocteau

Castor et Pollux eurent une vie palpitante et aventureuse au cours de laquelle rien ne les sépara, pas même la mort.

Voici ce qu’en dit Ulysse en remontant des Enfers où il les a rencontrés :

« Ils restent vivants tous les deux sous la terre féconde ;
Cependant, même là en bas, Zeus les comble d'honneurs ;
De deux jours l'un, ils sont vivants et morts à tour de rôle
Et sont gratifiés des mêmes honneurs que les dieux. »

Odyssée (XI, 301-304). Extrait de la traduction de Frédéric Mugler pour Actes Sud, 1995 (Merci Wikipédia).

samedi 16 avril 2011

Sarandra Beloba



ATTENTION LE CONCERT DU 23/04 INITIALEMENT PREVU A MTSANGA BEACH AURA FINALEMENT LIEU A MTSAMOUDOU.



Ils étaient l'an dernier au festival Milatsika, à Chiconi. Ils reviennent à Mayotte pour quelques concerts, du 22 au 30 avril.

Leur style, originaire du sud de Madagascar, est très différent de celui des grands groupes malgaches qui passent de temps en temps. C'est joyeux, virtuose et très original.

Notez enfin qu'ils fabriquent eux-mêmes leurs instruments et en jouent de façon incroyable.

Mandoliny fabriquée par RIALY Tomboson, leader de SARANDRA BELOBA

jeudi 31 mars 2011

Le Pipa, un cousin chinois





Pipa de la dynastie des Tang (618-907), vu de dos (source : wikipédia)

Le luth piriforme monoxyle (en forme de poire et taillé dans une seule pièce de bois) apparaît en Chine vers le IIe siècle de l’ère commune.


Introduction du pipa en Chine, vers le II° siècle


Il vient d’Asie centrale, sans doute du royaume kushan, en suivant la route de la soie. Il va subir l'influence du barbat persan et devenir vite très populaire en Chine où il supplantera peu à peu le luth à manche long, plus ancien. Sous la dynastie des Tang (618-907), on le trouvera partout, dès qu’il sera question de musique ou de danse. En effet, la Chine des Tang est très cosmopolite et accueille volontiers tout ce qui vient de Perse où d’Asie centrale.

Le terme pipa, qui jusqu’alors désignait indistinctement tous les luths, lui est désormais réservé. Le luth à manche long devient alors le Qin pipa, le pipa de la dynastie des Qin (-221 / -207) ou le ruan (prononcé [ʒuan]) du nom de Ruan Xian, un des "septs sages du bosquet de bambous", célèbres lettrés, plus ou moins taoïstes et amateurs de vin et de musique qui vivaient vers la fin de l’époque de Trois Royaumes (fin du IIIe siècle de l’ère commune).


Ruan Xian, à droite, jouant de l'ancien luth à manche long.Peinture murale sur un tombeau à Nankin. Période du Nord et du Sud (280-316) Photo 维基百科 (Wikipédia chinois)


Dans l’ouest de la Chine, aux portes du désert, tout au bout de la Grande Muraille, à la jonction de deux routes venant d’Asie centrale, il y avait une petite ville de garnison nommée Dunhuang. Tout près de cette ville, au cours des siècles, des pèlerins ont creusé dans le schiste d’une falaise des centaines de grottes pour honorer le Bouddha. On y a découvert des sculptures, des peintures murales, des peintures sur soie, des manuscrits très rares comme, par exemple, une version nestorienne de l’évangile selon St Jean...


Grottes de Dunhuang (Photo : Chine informations)

Ces grottes de Dunhuang sont une inestimable source d’informations sur la Chine et l’Asie centrale du IV° au XIV° siècle. Certaines peintures murales présentent des musiciens. On y voit des orchestres utilisant de nombreux instruments qui jouent pour de hauts personnages du panthéon bouddhiste. On y voit donc bien sûr ces lointains cousins du gaboussi que sont les pipa.

Dans l’une de ces peintures datant des Tang, on voit, au centre de la composition, une apsara danser en jouant du pipa. Dans la mythologie indienne, les apsaras sont les compagnes des dieux ou des démons. Ce sont des créatures merveilleuses qui excellent dans tous les arts.


Dunhuang, grotte Mogao n°112, apsara dansant en jouant du pipa. Période Tang (618-907). Source web inconnue (nombreux sites chinois)

En élaguant un peu dans l’exubérance de la peinture, on voit mieux l’apsara qui danse en jouant du pipa à l’envers, dans son dos et par dessus sa tête. Nous sommes plus de mille ans avant Jimi Hendrix, mais l’idée était déjà là, aux portes de la Chine, aux confins du désert.


Dunhuang, grotte Mogao n°112, apsara dansant en jouant du pipa. Période Tang (618-907)


Les Chinois contemporains sont assez fiers de cette image étonnante. On le serait à moins. Pour la magnifier, ils ont élevé une statue sur la grande place de Dunhuang. Malheureusement, côté vêtements, ils sont nettement plus pudibonds que leurs glorieux ancêtres.


Dunhuang, statue de l'apsara

Un clic sur la photo pour voir et entendre un pipa.

Noter sur la vidéo la taille de l’instrument moderne, sa tenue verticale et le jeu aux doigts, sans plectre.

Pour une description détaillée de l'instrument (en anglais), faites un tour sur l'Atlas of plucked instruments. l'article de l'Atlas contient également un lien vers le site de Liu Fang, célèbre virtuose du pipa (texte en neuf langues, dont le français).

Photo : ATLAS OF PLUCKED INSTRUMENTS

Un clic sur la photo pour aller sur l'ATLAS