mercredi 17 décembre 2008

Les Africains de Mayotte


Peu avant les vacances, nous sommes allés à une fête organisée par l’amicale des Africains de Mayotte. S’il existe une fête grandement méritée, c’est bien la fête des Africains de Mayotte car être Africain à Mayotte, ce n’est pas facile.

Il n’y a pas bien longtemps, en shimaoré, il y avait deux mots pour traduire Africain: Mumurima, terme neutre qui semble être plutôt un adjectif signifiant relatif à l’Afrique (Murima) et Mushenzi qui signifie païen, esclave, vil. Voici qui en dit long sur la représentation qu’avaient, et qu’ont encore bien souvent, les Mahorais des Africains.

Ceci explique peut-être pourquoi les Mahorais ne se considèrent pas comme des Africains et n’aiment pas du tout être pris pour des Africains. Comme tout le monde, j’ai fait la gaffe le jour de mon arrivée :

-Ah ! C’est votre premier jour ? Alors, comment vous trouvez Mayotte?
- Ça me plaît beaucoup. Ça me rappelle l’Afrique…
(Aïe, j’ai dû dire une bêtise!)

Depuis j’ai souvent observé ce changement de tête, cette expression contrariée, à chaque fois qu’un nouveau venu met les pieds dans le plat en faisant un lien entre Mayotte et l’Afrique. Ici, on n’est pas en Afrique, affirme le credo mahorais.

Et pourtant je dois avouer que si j’aime tant Mayotte et les Mahorais c’est qu’ils me rappellent bougrement l’Afrique et les Africains. C’est vrai qu’il y a des différences, comme il y a de grandes différences entre un Bamiléké et un Bambara, un Camerounais et un Malien mais franchement, vu de l’extérieur, ce qui saute aux yeux, c’est l’âme africaine.

Cette âme africaine on la perçoit dans les gestes de la vie quotidienne, dans la façon, par exemple, de porter les objets les plus divers sur la tête. C'est elle qui permet de tirer un parti ingénieux des matériaux végétaux qu’une nature luxuriante produit à profusion, entre deux tempêtes tropicales. C'est elle aussi qui sait préserver l'âme de ces matériaux bruts si bien que tout semble vivant, que rien n’est jamais vraiment bien carré.



Ici, les maisons et les trop rares objets manufacturés parlent d’un âge d’or où la géométrie n’était jamais qu'évoquée, une époque bénie où le carré était allusif. Le cercle n’était encore qu’un rond tracé à la main et la somme des angles des triangles dépendait de la courbure plus ou moins prononcée de leurs côtés.

Pour revenir à mon propos et donner une idée de ce credo mahorais dont je parlais plus haut, voici un extrait d’un petit ouvrage malheureusement épuisé intitulé Les vieux, mémoire d’un pays. Ce livre, compilé il y a dix ans, est une suite de témoignages de vieux Mahorais, hommes et femmes, racontant ce qu’ils savent de l’histoire de leur île. On y trouve, pour l’histoire récente, des fragments autobiographiques et des anecdotes pittoresques mettant en lumière des événements historiques souvent peu glorieux pour le génie colonisateur. Au-delà d’une ou deux générations, cependant, la mémoire se met à tâtonner et l’histoire se teinte de mythes et de croyances.

Voici donc ce que disait, il y a dix ans, un vieux Mahorais :

Sur Mayotte, il faut savoir qu’il n’y avait pas d’habitants, comme dans les autres îles. C’est le Prophète qui a imploré Dieu pour qu’il y ait des habitants et que l’Islam se perpétue.

Et voilà les africains évacués de la scène en un tournemain. Cependant en y regardant de plus près, il me semble que c’est, là encore, l’âme africaine qui parle. Si l’on remplace sur Mayotte par À Tombouctou ou par À Bamako, et les autres îles par les autres villes, on a le début d’un conte africain :

À Tombouctou, il faut savoir qu’il n’y avait pas d’habitants, comme dans les autres villes. C’est le Prophète qui a imploré Dieu pour qu’il y ait des habitants et que l’Islam se perpétue.

C’est ainsi que parlent les âmes, par contes, par fables et par paraboles. Dans ce domaine, l’âme mahoraise est une cousine très proche de l’âme africaine.

Le vieux monsieur poursuit ainsi :

On prenait des esclaves en Afrique et on les ramenait ici. Seulement le roi était arabe. C’était un Mawana. Le dernier a été Mawana Madi qui selon les dires, fut assassiné par les Mahorais. Finalement le pays s’est retrouvé sans roi et avec beaucoup de Malgaches.




Comment voulez-vous que je n’aime pas ce pays, avec des vieux qui racontent de telles histoires ?

En fait, le peuplement de Mayotte s’est fait par vagues successives depuis l'Indonésie, l’Afrique, l’Arabie, l’Iran et Madagascar, par ordre d’entrée en scène. Sans compter les Français et les Indiens et d’autres sans doute, plus récemment arrivés. Cependant le gros de la population, ou plus exactement le gros de la masse génétique, mythologique et culturelle est d’origine africaine. Les plus nombreux ancêtres des Mahorais étaient des Bantous de l’Afrique de l’Est. La principale langue parlée à Mayotte, le shimaoré, est une langue bantoue. Le système familial dans lequel la femme est propriétaire de la maison est d’origine africaine. L’islam qui est pratiqué ici est un islam africain qui intègre de nombreux éléments animistes. Cependant, les Mahorais renient volontiers cet héritage africain et traitent souvent avec mépris les Africains qui le leur rendent bien. Ça, ce n’est ni africain ni mahorais, c’est simplement humain.

Ceci dit, les choses changent, par des chemins parfois bizarres. Ainsi le reggae qui, lorsqu’il a commencé à se faire entendre dans l’île, il y a seulement quelques années, était perçu par les pères de famille comme une musique diabolique ne pouvant mener qu’à la damnation éternelle, ce même reggae donc, est maintenant largement diffusé et pratiqué par des Rastas mahorais. C’est devenu une musique très populaire chez les jeunes. Or, il se trouve que cette musique jamaïcaine valorise sa lointaine origine africaine.

Ne connaissant malheureusement pas grand-chose au reggae dont j’ai eu tant de mal à mémoriser l’orthographe, je ne peux pas donner d’exemple attesté de cette valorisation de l’africanité. Cependant, sans aucune compétence particulière, il me semble que je pourrais inventer un morceau très acceptable avec un refrain tel que I wanna go back to Africa, yeah man, back to Africa. Rien qu’en l’écrivant, je l’entends déjà dans ma tête, et cela sonne diablement bien reggae.

Plaisanterie mise à part, ce back to Africa est en train de s’insinuer dans les jeunes oreilles qui peu à peu se font une autre idée de l’Afrique et de ses sympathiques habitants. Ceci en revanche est largement attesté par de nombreuses réactions pro africaines que j’ai pu constater dans des concerts de reggae ou à différentes occasions ou j’ai pu jouer du balafon en public.

C’est le sang qui parle. Dès qu’il entend le balafon, il me semble que tout honnête homme, qu’il soit Mahorais, Serbe ou Croate, sent monter en lui la joie empreinte de nostalgie de l’appel séculaire de la terre africaine de laquelle ses ancêtres sont sortis comme des ignames, la tête pleine de rêves.

C’était donc un soir où les Africains de Mayotte faisaient la fête. Grand banquet au Koropa-piscine.



J’avais pensé pouvoir me baigner entre les plats si le repas s’éternisait mais ce ne fut pas possible parce qu’au milieu de la piscine s’étalait une longue piste qui avait été préparée pour le défilé de mode organisé par Afrique élégance, une des trois boutiques africaines de Mamoudzou. Les deux autres sont Dogon Boutik et une nouvelle dont je ne sais pas encore le nom car elle vient juste d’ouvrir au désespoir des deux premières.




Très peu de Mahorais à cette soirée, des Africains, bien sûr, et pas mal de Mzoungous.

J’ai bien aimé le défilé de mode. Des jeunes filles dans leurs plus beaux atours qui passent comme des fées semant autour d’elles des sourires radieux, à moins d’être grincheux ou professionnel de la mode, je vois mal comment on pourrait ne pas aimer.




Après cela nous avons dansé. Là aussi je dois reconnaître que je prends autant de plaisir à danser avec les Africains qu'avec les Mahorais. Les uns comme les autres savent sans y penser donner corps à des mythes anciens qui dorment, oubliés quelquefois, aux fond des âmes mzoungoues.



Il y avait notamment un grand illuminé dans un long boubou bleu dont l’esprit était habité par je ne sais quel ancêtre impérieux. Il était accompagné d’une sorte de danseur protecteur en costume cravate qui lui ouvrait la voie et l’apaisait à l’occasion quand l’ancêtre s’emballait trop. Nous ne pouvions guère que faire cercle autour de lui et battre des mains en attendant que sa folie, apparemment sacrée, le pousse à provoquer l’un ou l’autre des danseurs. Plié en deux, il se cachait la tête sous son boubou, levait un doigt haut vers le ciel et se mettait à tourner sur lui-même. Puis il s’arrêtait et pointait son doigt d’un air autoritaire vers le premier danseur ou la première danseuse qu'il trouvait devant lui. Le malheureux ainsi désigné pouvait feindre de l’ignorer, ce qui n’était pas facile car le bougre insistait, ou alors répondre à la provocation par une improvisation dansée, souvent ahurissante.

Il y eut aussi une jeune femme, particulièrement inspirée, elle aussi très provocatrice, qui retroussait une robe pourtant déjà courte pour se livrer à des déhanchements d’une sensualité violemment affirmée. C’était en quelque sorte la version sénégalaise des mbiwi mahorais.

Ces danses effrénées ont leurs détracteurs sévères aussi bien à Mayotte qu’au Mali ou au Sénégal. Elles n’en sont pas moins pratiquées avec le même bonheur et les mêmes vertus thérapeutiques d’un bout à l’autre de l’Afrique et des îles qui la bordent.

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