dimanche 25 avril 2010
Bouquins
Au départ, cet article devait s’intituler Chigoma, mais comme il commence par une longue digression sur les livres, je crains de faire inutilement enrager les internautes en quête d’informations sur cette belle danse mahoraise. Je parlerai donc du chigoma dans mon prochain message.
En partant pour Mayotte, j’ai fait un grand tri dans mes livres. On ne part pas à l’aventure avec des mètres cubes de bouquins, m’étais-je dit, car ce voyage me semblait un rien aventureux. Un déménagement, surtout par bateau, c’est toujours une aventure pour un être de papier aussi fragile et prompt à jaunir qu’un livre.
J’en ai donc donné un bon paquet à la bibliothèque de mon village, surtout des « classiques » et des livres pour enfants. J’ai ensuite confié à des amis des livres que j’avais déjà déménagés quatre ou cinq fois et que je me voyais mal encartonner et décartonner à nouveau pour, au bout du compte, les réencartonner sans avoir eu le temps seulement de les ouvrir. Cependant, il était encore bien trop tôt pour songer à m’en défaire.
Et puis il eût été dommage qu’ils dorment. Si bien que je les ai placés, chez l’un ou chez l’autre, par rayons entiers. Tel brillant sujet qui venait d’avoir son bac avec une mention prestigieuse et entrait en prépa littéraire eut droit à quelques grammaires, mon superbe Littré en six volumes et tout mon rayon ancien français où, entre deux romans courtois et les lais de Marie de France, Rutebeuf se lamentait : Que sunt mi ami devenu Que j'avoie si pres tenu. Et tant amei ?
Il y avait aussi dans ce lot d'antiquités les premiers volumes d’une édition suisse (Droz), particulièrement soignée, du Devisement du monde que Marco polo avait dicté en un dialecte franco-provençal à Rustichello de Pise, codétenu et écrivain de profession, du fond de la prison où le retenaient d’âpres Génois peu sensibles aux charmes pourtant puissants de l’Orient.
Ainsi, j’ai laissé à quelques amis sûrs mon rayon psychanalyse qui peu à peu était devenu un rayon C. G. Jung, mon rayon yoga augmenté des œuvres époustouflantes d’Alexandra David Neel et des deux sous-rayons « bouddhisme » et « hindouisme ». Même la Bhagavad Gita, je l’ai laissée en partant, plus iconoclaste encore que Rimbaud. Tous mes Tintin en chinois, patiemment achetés à la Tour de Babel ou dans le métro de Pékin, je les ai donnés à un jeune Chinois qui avait grand besoin de s’entraîner à lire dans la langue de ses ancêtres.
J’ai enfin donné toutes mes BD et tous mes livres de poésie à mes filles qui, de toute façon, avaient commencé à me les piquer bien avant mon départ. Voir ses propres enfants lui subtiliser, l’air de rien, ses BD et ses livres de poésie, c’est une belle consolation pour un père qui aurait tellement aimé faire mieux pour armer sa descendance face aux durs combats de la vie. Je n’ai sans doute pas toujours été au top, mais au moins, je leur aurai appris à aller à l’essentiel.
Parmi ces livres de poésie, il y en a un que je me suis surpris à chercher l’autre jour à la Maison des Livres. Sans trop y croire. Il s’appelle Ailleurs. C’est un recueil d’Henri Michaux qui contient Voyage en Grande Garabagne, Au pays de la Magie et Ici, Poddema. L’ensemble de ces trois textes se présente comme une description objective et concise des mœurs de peuples lointains. Ces peuples, aux mœurs absurdes, sont bien sûr imaginaires, mais ils ressemblent tellement aux peuples réels que l’on rencontre dès que l’on sort de son pays, ils ressemblent aussi tellement aux gens que l’on croise dans la rue dès que l’on sort de chez soi, ils me ressemblent tellement quand je me vois dans un miroir, la ressemblance est si frappante que je prends toujours plaisir à feuilleter ce livre.
En fait, en le lisant, j’ai compris que j’étais né par inadvertance dans cette Grande Garabagne que j’explore, incrédule, depuis ma tendre enfance. Chaque voyage me le confirme, la terre entière est une Grande Garabagne faite de certitudes absurdes qui s’affrontent avec méthode et cruauté. Le but du jeu semblant être de ne pas attraper de coups, ou du moins pas trop.
Ayant l’expérience de ce phénomène général d’étrangeté têtue, j’envisageais le voyage à Mayotte comme la découverte d’un territoire inconnu de cette Grande Garabagne où j’allais être à nouveau confronté à l’étonnante inventivité de cette curieuse et fantasque espèce bipède qui, en général, ne trouve jamais rien de plus urgent que de scier la branche sur laquelle elle est assise.
Après ce long prologue, je pourrais dire, à la façon de Michaux : Ils ont une danse qu’ils appellent « chigoma »…
(à suivre)
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