mardi 10 mars 2009

Cauris



J’ai quatre ou cinq ans. Je suis chez ma marraine dans un petit village perdu tout au fond de la France. Pour vous donner une idée de l’ancienneté des faits, je vous dirai qu’il nous arrivait, avec les enfants des voisins, d’aller à l’école en charrette tirée par un gros cheval de trait. Nous avions un air si ancien, avec nos paletots à capuches dont le denier bouton pouvait servir de sifflet, que nous aurions pu trouver place dans un de ces vieux manuels scolaires tout cornés qui circulaient encore au début des années quatre-vingt et auxquels les élèves ne comprenaient plus rien tant le monde qui y était décrit leur était étranger.

Le salon de ma marraine sent l’encaustique. On n’y pénètre qu’en chaussons. On entend le tac... tac... tac... monotone d’une grande horloge. Entre deux battements, on mesure la profondeur du silence. Je ne m’approche pas trop de l’horloge car je crois qu’un loup habite dedans. Son balancier de cuivre, patiemment astiqué, ressemble à un chat qui me regarde puis se cache, puis me regarde, puis se cache… J’essaie de tromper sa vigilance. Moi aussi, je me cache pour voir ce que fait le chat quand personne n’est là. Mais, à chaque fois je suis repéré, le chat fait semblant de ne pas me voir et continue à se balancer comme si de rien n’était.

La présence du chat ne m’empêche pas de penser qu’un loup vit là-dedans. Ou alors la chèvre et les sept biquets, c’est un peu confus. À ce moment-là, le loup serait plutôt dans le bois de l’autre côté du vallon. Quoi qu’il en soit, je ne m’approche pas de l’horloge.

Dans ce silence encaustiqué, tout chargé de mystère, sur une étagère trop haute pour moi, deux statuettes africaines. Deux personnages immobiles venus d’un autre monde. Ils ont les yeux mi-clos et portent à la taille une ceinture de cauris.

Pour faire un voyageur, il n’en faut pas plus. Prenez un jeune enfant, placez-le dans la pénombre d’une pièce surannée où le silence, l’odeur de la cire et la lenteur du temps sont propices à la rêverie. Placez sous ses yeux, mais hors d’atteinte de ses mains, un objet exotique au charme fascinant. Laissez mijoter.

Les cauris qui ornaient ces statuettes sont de jolis coquillages blancs en forme de grains de café, plus gros cependant que les grains de café, disons gros comme de petites olives. Ces coquillages étaient couramment utilisés comme monnaie ou à des fins magico-religieuses. Ce sont de beaux objets, liés symboliquement à l'univers féminin, dont la contemplation ouvre les portes du monde des rêves, ce qui explique peut-être la double valeur financière et magique qu’on leur attribue. On les récolte dans les zones tropicales de l’Océan Indien et de l’Océan Pacifique.

J’emprunte à deux articles de l’Encyclopedia Universalis les citations en italiques ci-dessous :

Deux types peuvent être distingués : la Monetaria (Cyprea) moneta, utilisée principalement en Asie, et la Monetaria annulus, utilisée sur le continent africain.

La plus ancienne monnaie chinoise connue est constituée par des cauris (donc avant le premier millénaire avant l'ère commune où apparurent les premières monnaies de bronze).

Dans l'écriture chinoise, la notion de valeur est d'ailleurs représentée par l'image simplifiée d'une coquille.

C’est le caractère 貝 (bei) qui a toujours gardé son sens de « coquillage » et que l’on retrouve, par exemple, dans le mot 寶貝 (baobei) qui signifie « trésor », au sens propre et au sens de « petite chérie ».

Cependant les cauris sont surtout connus par l’usage très large qu’on en fit, et qu’on en fait encore en Afrique de l’Ouest, très loin de leur zone de production. Il a donc fallu que ces coquillages traversent à dos d’hommes toute l’Afrique, d’Est en Ouest depuis Zanzibar, avant de venir remplir les coffres des empereurs du Mali.

Calebasse équipée de percuteurs formés chacun d'une paire de cauris, instrument de musique, Mali.

Ce sont les Arabes qui les achetaient aux Maldives et les revendaient à Zanzibar. Même les Mzoungous s’y sont mis. Si bien que : « en 1699, à Amsterdam, qui était le marché le plus important de ce commerce, des cauris furent vendus pour 192 951 livres hollandaises. »

Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, outre un usage décoratif très répandu, ils ont toujours une fonction magique, notamment en géomancie. Les devins se servent de cauris qu’ils lancent par terre et dont ils observent ensuite la disposition pour prédire le caractère favorable ou défavorable d'une situation. Ces cauris divinatoires que l’on peut acheter à Paris, au métro Château-Rouge, ont le dos percé de façon bien régulière. Je me demandais comment on faisait pour percer si nettement les cauris. J’ai découvert à Mayotte qu’on en trouvait certains déjà troués sur la plage. En cliquant ici, vous verrez justement comment on trouve les cauris sur la plage.

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